1.
PLATON, KANT ET LES MEDIAS
Les
médias,
des quoi s'agit-il? Il s'agit, bien sûr, d'un
phénomène
qu'on peut analyser d'un point de vue technologique, social, politique,
esthétique etc. Pour une analyse philosophique il s'agit de les
regarder sous l'angle de la vérité. Mais qui dit
vérité
sur le plan philosophique dit aussi pouvoir et désir.
Regarder
les médias comme un lieu de vérité, de pouvoir et
de désir évoque tout d'abord la controverse platonicienne
à propos de la rélation entre être, parole et
écriture.
Socrate fait de l'agora un
lieu philosophique et menace ainsi la conception
féodale, selon laquelle les questions de vérité,
pouvoir
et désir sont des questions d'Etat, dont la solution ontologique
de vie ou de mort est à chercher dernièrement dans le
champ
de bataille. Le charactère éminemment pratique du
dialogue
socratique qui permet à l'autre de s'articuler sans luis
octroyer
un contenu de savoir préélaboré semble être
à l'opposé de toute fixation sensible, comme c'est le cas
de l'écriture. Tandis que le dialogue socratique cherche
à dé-couvrir le suprasensible, l'écriture
fait le chemin
inverse. Elle est mensonge non pas en tant qu'elle simule ce qu'elle
n'est
pas, mais en tant qu'elle prétend que son mouvement mène
vers l'être.
En
écrivant lui même, Platon songe
à
exposer la duplicité de l'écriture. Elle est un entre-tien
ni purement mensonge ni purement chemin de vérité. Elle
est
un lieu de krisis, de distinction, mais dont le critère
reste
absent et la plupart des fois oublié. L'écriture est
mensonge
en tant qu'elle prétend dissimuler cette absence. L'absence du père,
le divorce entre messager et message, donne naissance à la
question
hermenéutique: ai-je bien compris? La parole est la
vérité
de l'écriture mais seulement en tant qu'elle cherche sa mesure
non
pas en-deçà mais au-delà d'elle même dans le
champ de la pensée pure. Les médias, c'est la caverne
technologique,
dont on doit sortir pour être éclairé à
partir
d'ailleurs.
Kant
va renverser cette relation, en déclarant à la fin de "Was
heißt: Sich im Denken orientieren?" que la condition de
possibilité
d'une pensée libre n'es pas donnée par le
développement
que cette pensée puisse faire au-delà de la parole et de
l'écritre. Tout à l'inverse: c'est la liberté de
communication
qui rend possible la liberté de pensée. Le renversement
Kantien
concerne non seulement le primat de la communication par rapport
à
la pensée pure mais aussi le primat de l'écriture par
rapport
à l'oralité. L'écriture est le champ de l'usage
publique
("der öffentliche Gebrauch") de la raison ("Vernunft"). Dans "Beantwortung
der Frage: Was ist Aufklärung?" Kant exige que le champ de
l'écriture
dont le destinataire est universel reste pleinement libre, tandis que
l'usage
privé ("Privatgebrauch") de la raison, est l'usage que l'on fait
en parlant d'office à une communauté spécifique -
comme officier, citoyen, prêtre, professeur - et en suivant des
règles
avec lesquelles on pet être plus ou moins en désaccord,
mais
qu'on ne met pas fondamentalement en cause.
L'écriture
c'est
alors
le champ public en tant qu'idée éthique, où
l'humanité
communique avec elle même et se définit comme
critère
en se voulant raisonnante et en se découvrant comme non encore
pleinement
raisonnable. C'est l'écriture qui définit le champ du
savoir
et conséquement de l'être. La parole en est
dissociée.
Son champ est celui de la croyance. L'identité entre parole et
écriture,
la parole universelle, est une idée régulatrice.
La
révolution des médias est celle d'un nouveau renversement
dans les rélations entre être, parole et écriture.
Il s'agirait tout d'abord d'un platonisme inversé. C'est
l'être
médiatisé, l'apparance, qui a la préeminance par
rapport
à la parole et à l'écriture. Parole et
écriture
cherchent non plus l'être sensible ou suprasensible mais elles se
fondent sur l'être en tant qu'aparition. Kant, à son tour,
viendrait aussi d'être renversé. La raison qui se
médiatise
comme écriture reste particularisée par rapport à
la médiation actuelle de la parole. On parle à tout le
monde
à traves l'écran. Verba manent, scripta volant.
Examinons
cette révolution de plus près sur les trois plans:
vérité,
pouvoir et désir.